Antonio Pele : « L’engouement pour la méditation est une réponse aux exigences toujours plus aiguës du capitalisme »
Publié le 02 août 2019
Professeur de droit et de libertés publiques à l’Université pontificale catholique de Rio de Janeiro et adepte de la méditation, Antonio Pele voit dans l’engouement pour cette pratique une réponse à l’accélération du néolibéralisme.
Antonio Pele est professeur à l’université pontificale catholique de Rio de Janeiro (PUC-Rio), où il enseigne les libertés publiques et la théorie critique du droit. Diplômé de l’Institut d’études politiques de Bordeaux, l’auteur de Direitos humanos e neoliberalismo (Rio de Janeiro : Lumen, 2018, non traduit) a préalablement été en poste à l’université Carlos-III de Madrid, dont il est docteur en droit. Ses recherches portent sur les droits fondamentaux, la dignité humaine et le néolibéralisme.
Comment vous êtes-vous intéressé aux relations entre la méditation et le capitalisme ?
Une partie de mes recherches portent sur les relations de pouvoir et la question des inégalités à travers le développement du capitalisme contemporain. Or on constate une synchronie entre l’engouement pour des techniques comme le yoga ou la méditation et le développement d’un capitalisme de plus en plus exigeant. On assiste à une sorte de captation de ces techniques pour les recycler au service de l’efficacité et de modes de productivité toujours plus contraints. Des entreprises comme Google créent des centres de méditation pour que leurs employés puissent être plus concentrés dans leurs activités. A notre insu, l’engouement pour la méditation conduit à mieux répondre aux vicissitudes de notre société et aux exigences les plus aiguës du capitalisme contemporain.
Est-ce contradictoire avec la façon dont la méditation a été pensée à l’origine ?
Le développement des pratiques aujourd’hui n’est pas contradictoire avec les fondements de la méditation mais il en limite la finalité. La méditation consiste, par l’observation de ses sensations et ses émotions, à créer un espace de liberté qui conduit à moins réagir, par l’envie ou l’aversion, aux événements. Elle permet d’apprendre à mieux se connaître, à avoir conscience que le bonheur est accessible maintenant et pas dans une vie future ou passée, ou dans la dépendance au travail. En la réduisant à une source de concentration dans le cadre professionnel, on en reste à la première phase, nécessaire pour commencer à méditer, mais partielle.
« La méditation se démocratise, dans la pratique – au travail, à l’école… –, mais également dans la façon dont elle se vend. Il s’agit de la“McMindfulness”, la méditation McDo »
On peut se demander si, de la même façon que pour l’économiste Max Weber le protestantisme était à la base du capitalisme, la méditation ne serait pas aujourd’hui un prolongement de l’éthique protestante et une nouvelle stratégie du capitalisme. Le philosophe slovène Slavoj Zizek, qui consacre un chapitre de son livre Event (en anglais, 2014) au rapport entre bouddhisme, méditation et capitalisme, soutient avec humour que si Max Weber devait réécrire son ouvrage L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, cela deviendrait aujourd’hui « l’éthique bouddhiste et l’esprit du capitalisme global ».
Pourtant, les pratiques méditatives préexistaient au capitalisme, notamment dans les grandes religions.
C’est vrai que ces techniques sont millénaires et que leur pratique existe dans de nombreuses religions : on les trouve dans le bouddhisme, l’islam avec le soufisme, le christianisme avec Loyola… Dans la philosophie classique, Epicure, Marc Aurèle ou Sénèque enseignaient eux aussi des pratiques pour apprendre à vivre mieux, bien avant que le capitalisme ne se développe. Mais ces techniques, historiquement, étaient réservées à une élite. Il fallait appartenir à une communauté religieuse ou à une partie éduquée de la société ; aujourd’hui la méditation se démocratise, il y a un effet de massification, non seulement dans la pratique – au travail, à l’école… –, mais également dans la façon dont elle se vend, par exemple à travers les propositions marchandes ou les applications qui, sur smartphone, aident à méditer. Il s’agit de la « McMindfulness », la méditation McDo.
En quoi ce phénomène de démocratisation est-il gênant si méditer permet au plus grand nombre de ralentir face à l’accélération des rythmes de vie ?
Il est important de préciser que le but de mon travail n’est pas de critiquer la méditation. Je médite moi-même et suis venu à la méditation par la philosophie. Il y a beaucoup d’aspects positifs dans la pratique de la méditation, notamment dans son rapport au temps ou dans les relations qu’elle nous aide à construire avec les autres.
« Le danger de certaines approches méditatives, c’est de dépolitiser les individus en faisant passer l’éthique de soi avant le politique »
Mais elle peut aussi conduire à accepter le monde tel qu’il est, à s’adapter à cette accélération et aux inégalités qui se creusent, sans vouloir les remettre en cause. Elle peut induire chez certaines personnes l’idée que c’est en se changeant soi-même que l’on va changer le monde. Et que si l’on n’y parvient pas, c’est à cause d’un « mauvais karma ». C’est en quelque sorte une façon de faire le jeu du capitalisme, ou en tout cas de ne pas le remettre en cause. Or la méditation seule ne peut pas changer le monde. Ce n’est pas en méditant qu’on va résoudre les inégalités dans le monde ou le réchauffement climatique. De tels changements réclament un engagement politique. Le danger de certaines approches méditatives, c’est de dépolitiser les individus en faisant passer l’éthique de soi avant le politique.
Que voulez-vous dire ?
Le capitalisme est entré dans une phase néolibérale depuis les années 1980. C’est un mot fourre-tout, sur la définition duquel on n’est pas tous d’accord. mais une des caractéristiques qui fait l’unanimité est que le néolibéralisme incite l’individu à gérer sa vie, toutes les composantes de son existence. Michel Foucault a montré que le néolibéralisme ne se définit pas seulement par la primauté du marché, la privatisation ou un moindre Etat, mais qu’il se fonde aussi sur l’idée que l’humain devient « entrepreneur de soi », il doit gérer ses dettes, ses aptitudes, son employabilité, mais aussi ses émotions, ses compétences et sa conscience.
Nous sommes tous devenus les gestionnaires des petites entreprises que sont nos vies. Nous devons apprendre à gérer nos émotions avec l’aide de ce que Michel Foucault appelle les « technologies de soi », une terminologie née dans les années 1980 qui désigne le fait que la philosophie grecque et romaine, au-delà des écrits, consiste aussi et avant tout en des pratiques, un apprentissage pour mieux se comprendre, faire en sorte que notre vie soit, par exemple, une œuvre d’art.
La pratique de la méditation nous aiderait à mieux gérer notre « capital humain » ?
L’idée de capital humain, modélisée par l’économiste Gary Becker et le courant sociologique de l’école de Chicago aux Etats-Unis, suggère que l’individu ne peut se résumer à son rôle économique de travailleur dans la société, et que l’autorité publique, l’Etat, doit investir massivement pour son bien-être, notamment par l’éducation.
Mais elle nous renvoie aussi à une dimension plus individuelle. Nous disposons d’aptitudes innées et acquises qu’il faudrait apprendre à gérer pour mieux s’adapter aux exigences de la société. Les méthodes vont être différentes selon le milieu social. Comme le souligne Maurizio Lazzarato dans La Fabrique de l’homme endetté (Amsterdam, 2011), il y a l’accompagnement à Pôle emploi pour les employés et les chômeurs, le « coaching » pour les cadres supérieurs, la pratique de la méditation ou du yoga ou le recours à la psychologie pour les classes moyennes.
Chacun devient responsable de la gestion de son aptitude au bien-être ?
C’est l’un des apports de Michel Foucault d’avoir eu cette clairvoyance, pour certains un peu polémique, de voir dans le néolibéralisme, alors qu’il était à peine en train de se développer, non seulement la privatisation de nos vies mais la responsabilisation des individus. Il nous faut investir dans un capital, décider ce qui sera le plus rentable en fonction d’un bilan coût-bénéfice : vais-je faire une retraite ou une psychanalyse ? En cas d’erreur, de mal-être, on peut toujours consulter des experts pour apprendre de nos échecs et nous aider à rebondir…
L’idée centrale, c’est que, lorsque cela va mal, rien ne sert de changer la société ou de remettre en cause le système, mieux vaut se changer soi-même. C’est encore plus juste depuis la crise de 2008, après laquelle on a vu un redéploiement du capitalisme. On aurait pu alors imaginer une autre voie, mais pas du tout ! L’augmentation des inégalités n’a fait que croître depuis lors, de même que la demande faite aux individus d’une résilience toujours plus grande.
« Apprendre à méditer, c’est mettre une certaine distance vis-à-vis de l’acte de consommer ou de l’idée de compétitivité, en cultivant l’empathie avec les êtres humains »
On constate néanmoins que ces pratiques ouvrent aussi à une plus grande liberté vis-à-vis de la société de consommation. La méditation peut-elle être une porte d’entrée à des engagements plus politiques ?
Toutes les « technologies de soi » restent en effet, au fond, des pratiques de résistance. Ces pratiques ne peuvent pas être réduites à des techniques d’adaptation ou de concentration. Apprendre à méditer, c’est mettre une certaine distance vis-à-vis de l’acte de consommer ou de l’idée de compétitivité, en cultivant l’empathie avec les êtres humains. La méditation peut aussi transformer notre relation à la nature, la conscience de notre responsabilité vis-à-vis des autres êtres vivants et du fait que l’humain n’est pas plus important que les autres.
Dans leur diffusion aujourd’hui, on peut donc aussi voir le germe d’un changement, les prémices d’une société différente, plus égalitaire et respectueuse de l’environnement. Des expériences d’autres modes de vie se mettent en place, et le défi consiste à allier la méditation et le politique. Fredric Jameson, critique littéraire américain et théoricien politique marxiste, a écrit un jour qu’il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. Et aujourd’hui, il me semble que l’on préfère sauver le capitalisme au détriment du monde. Tout n’est peut-être pas joué si l’on continue à inventer de nouveaux rapports à soi et aux autres.
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